Fondation Pinault

Le lieu est superbe. Cette pointe de la Dogana était interdite depuis des lustres. De se retrouver là, au cœur de Venise, à son entrée, sa douane, est magique. Depuis 1676, les grands bateaux déchargeaient là leur livraison qui était comptée, pesée, taxée. Puis, de là, des barques emportaient les marchandises dans tous les sestieres (quartiers) de Venise.

De cette pointe, tout Venise est à notre portée : le Lido en face, la Giudecca à gauche, et devant nous, le grand Canal, la voie royale, les Palais qui le bordent. En face, la place San Marco et le Palais des Doges. C'est dans ce lieu, plus qu'extra-ordinaire que l'Art Contemporain est présenté. Pas tout l'art de notre début de XXIe siècle, mais celui collectionné par le milliardaire Pinault, homme de goût et de culture qui a su avec l'architecte Tadao Kondo magnifier le lieu, s'il en était besoin. L'architecte a fait simple : mise à nu les briques rouges, celles mêmes qui ont fait Venise, supprimer les cloisons, et mis au jour les charpentes. Du béton lissé, légèrement brillant pour les parties rajoutée et pour l'autel carré - sa signature -, qu'il a installé au centre du bâtiment. Présent partout, le " Ma ", interstice de quelques millimètres pour séparer l'ancien du nouveau (qui ne doivent pas se toucher), caractéristique aussi de l'architecture de Kondo. On pourrait s'arrêter là. Ne donner à voir que ça suffirait pour ravir nos yeux et notre appétit de beaux espaces bien dessinés, bien pensés. Mais en plus, des œuvres très choisies et surtout des installations viennent s'inscrire entre ces briques au rouge indéfinissable et chatoyant. Un rideau de perles rouges et blanches (métaphore de nos globules) franchi, nous sommes déjà ailleurs. Au dessus de nous, à quelques mètres, un cheval dont la tête disparaît dans le mur (Maurizio Cattelan), et au sol (Rachel Witheread), bien rangées comme pour un concert ou une conférence, les ombres matérialisées (en résine aux couleurs verts bouteilles) de cent chaises. La présence de ces formes signant leur absence. On est déjà dépaysés…

Des œuvres majeures, marquantes, définitives comme celle des frère Chapman : une svastica de vitrines présentant l'horreur, celle d'un holocauste à l'envers. Les milliers de petits personnages, comme des soldats de plomb (probablement en résine), dans un enfer plus impressionnant que celui de Dante. Des petites mises en scène de l'effroi se succèdent, pire que le pire des cauchemars avec des amoncellements de cadavres décharnés, crânes empilés ou plantés sur des pics, mares débordant de corps mutilés... Il faudrait plusieurs heures et un sang froid de métal pour observer tous les détails, pour comprendre le spectacle insoutenable que les frères Chapman nous donnent (nous force ?) à voir. Quelques touches d'humour qui parcourent cette œuvre, nous aident à poursuivre cette visite, mais vite, l'insupportable nous oblige à s'enfuir.

Les salles suivantes sont forcément plus fades… Pourtant, un très intéressant travail photographique de Cindy Shermann : des autoportraits en femme du monde, en pute, en chanteuses, en déglinguée, etc., autant de masques pour une femme d'âge mur qui se pose des questions sur son apparence. Une salle Cy Twombly en hommage à Sesostris, dieu solaire. Toiles carrées blanches couvertes de signes, de textes et de dessins proches de la toute petite enfance, évoquant les premiers signes tracés sur une feuille. Grandes photos noir et blanc de Sujimoto, mannequins transformés en sculptures stylisées Une installation colorée dans une salle sombre : la ville de Superman Dans la grande salle carrée un portrait agrandi et très peint de … et trois toiles immenses d'un gris très doux couvertes d'un filet plus clair à croisillons plus clair Quelques œuvres politiques : L'auto-enculade de Bush par plusieurs lui-même, dérangeante, laide, en résine laiteuse dégoulinante symbolisant toute l'horreur et l'absurdité de la période Bush. La dernière salle, un terrain de foot sur lequel des femmes en burqas s'opposent aux GI's, le tout supporté par un astéroïde d'où des chauves-souris pendent.
Une faute de goût majeure : à l'extrême pointe de la Dogana, la sculpture de Charles Ray (un enfant nu tenant un grenouille dans sa main pour symboliser l'émerveillement), manque d'intérêt et de présence, dans un lieu aussi éblouissant.