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Histoire des Juifs d'Amazonie


L'AVENTURE AMAZONIENNE DE DAVID S. AMIEL

Le Mellah de Rabat, enserré par de hauts murs, était surpeuplé et misérable. Les petites échoppes de boulangers, volaillers, poissonniers, vendeurs de tissu, ou de légumes se succédaient dans les petites rues où les innombrables petits métiers assuraient une survie difficile à une population qui comptait beaucoup de mendiants.

Instruit sans doute à l'école de l'Alliance Israélite de Rabat, une de ces écoles impulsées dès 1862 par un groupe d'intellectuels parisiens dont le projet était " de faire des juifs des citoyens modernes et éclairés partout à travers le monde ", le jeune David S. apprend à lire et écrire dans sa langue maternelle, un arabe judéisé, retranscrit en caractères hébraïques. Probablement avait-il appris aussi l'espagnol, celui des communautés originaires de Tétouan ou Tanger, très présentes à Rabat.

David S. est marié depuis trois ans et père d'Elie, un garçon de deux ans. La survie d'un jeune couple étant très difficile et les perspectives très sombres, il prend la décision de partir pour l'Amazonie en 1904 - il a 22 ans. Cette émigration vers l'Amérique du Sud est déjà le fait de nombreux Juifs marocains attirés par le "boom du caoutchouc" d'Amazonie.

Le "cao-otchu", "bois qui pleure", un arbre très commun en Amazonie, utilisé par les Indiens depuis des siècles pour ses propriétés particulières d'élasticité et d'imperméabilité (fabrication de balles à jouer et imperméabilisation leurs canots), va connaître un essor inattendu.
L'Amazonie qui intéressait peu jusque-là, s'ouvre très rapidement au commerce international. A partir de la moitié du XIXe siècle, des inventions suivies d'applications industrielles (tissu imperméable et pneus) entraînent une demande croissante et une multiplication des liens commerciaux afin d'acquérir le latex, très recherché.
Les Indiens, souvent esclavagisés - les seringueros -, vont le récolter pour des compagnies qui vont s'enrichir très rapidement et développer de façon intensive le commerce tout le long de l'Amazonie A partir de 1885, la demande explose, entraînant un flux migratoire important et dont la renommée s'est étendue jusqu'au Maroc.

David est probablement parti avec un ami ou un groupe d'amis de sa génération décidés à quitter Rabat pour chercher fortune dans ce nouvel eldorado.
De Tétouan et de Rabat, une tête de pont avait été constituée par les premiers arrivants (dix à vingt ans auparavant) qui ont sans doute fait savoir à leurs familles et amis que les perspectives de faire du commerce et de gagner de l'argent étaient assez prometteuses.
Muni d'un petit pécule qui lui permettrait d'arriver à destination, il part pour Tanger (à dos d'âne ou à pied). De là, il embarque pour Lisbonne à bord d'un bateau transportant des marchandises ou du bétail.

Il reviendra une vingtaine d'années plus tard à Rabat retrouver sa femme et son fils et coulera des jours tranquilles jusqu'à son décès, un an avant ma naissance.
C'est pour qu'un de leurs enfants portent ses noms et prénoms - coutume juive très ancienne - que mes parents m'ont mis au monde...

Désirant en quelque sorte revivre et comprendre cette "aventure", j'essaie ici de retracer son trajet sous forme de lettres adressées à sa femme.

A ce webrécit, j'ai eu envie de joindre les photos des lieux qu'il a traversés et quelques cartes géographiques pour mieux me plonger dans cette Amazonie du début du XXe siècle où il a vécu et travaillé...

 

David. S. Amiel en Amazonie


Début septembre 1904, David quitte Rabat avec son ami d'enfance Albert.. Leur première destination : Tanger.

Ma chère femme,
Je t'écris de Tanger où nous venons d'arriver. La route a été longue, moitié en dos d'âne, moitié à pied. Il faisait très chaud, mais tout s'est bien passé, nous avons dormi deux nuits à la belle étoile. On est chez la tante d'Albert qui nous a bien reçu.
On s'est déjà renseigné : il paraît qu'il y aura un bateau pour Lisbonne dans quelques jours, mais ce n'est pas encore sûr.
Demain, l'oncle d'Albert nous accompagnera au port que je n'ai pas encore vu.
Je voulais t'écrire ce petit mot pour dire que tu me manques déjà. Avec Albert, on n'a pas arrêté de se demander si on a bien fait de partir et de vous laisser. Mais la situation était trop difficile et la lettre de Meyer racontant toutes les possibilités de gagner de l'argent à Para nous font espérer que tout ira bien. J'espère avoir fait le bon choix même s'il doit nous séparer pour quelques années. Je t'embrasse tendrement.
David

8 septembre 1904

Ma chère femme,
On s'est un peu promené dans la ville. La baie est superbe avec une mer d'un bleu éclatant.
C'est juste devant nous que les eaux de la Méditerranée se confondent avec celles de l'Atlantique, ce qui donne à la mer cette couleur incomparable.
On voit les côtes de l'Espagne qui sont très proches. On habite dans le quartier du petit Socco qui est au centre de la ville, mais l'oncle d'Albert nous a conseillé d'aller voir le marché du grand Socco qui est à l'entrée de la ville. Il paraît que ce marché a toujours existé. C'est sûrement vrai tellement on y trouve des produits venus de tous les coins du monde. On a même assisté à l'arrivée d'une caravane de chameaux. C'était magnifique à voir tous ces chameaux aux couleurs bariolés et les bédouins habillés en bleu, les vrais hommes du désert.
A cet endroit aussi, l'Europe de l'Afrique se mélangent et échangent leurs produits.
Le palais du Sultan qu'on a vu de loin - il est gardé par des soldats sur des chevaux blancs - a l'air très grand et très beau.
Nous avons trouvé un bateau pour Lisbonne. Si Dieu veut, nous partirons demain matin très tôt. Nous n'avons pas eu le temps de voir toute la ville qui a l'air très grande, mais nous ne sommes pas là pour visiter mais pour partir au plus vite.
Je t'écrirai de Lisbonne. Je t'embrasse tendrement. Tu me manques.
David


18 septembre 1904

Chère Reina,
Nous sommes enfin à Lisbonne. On a voyagé à bord d'un bateau transportant des marchandises et du bétail. J'ai beaucoup souffert du mal de mer et des odeurs dans ce bateau crasseux où, pour nous réchauffer, nous avons dû dormir avec les bêtes. Je n'en voyais pas la fin. La mer était mauvaise et nous sommes restés tout le voyage calfeutrés dans les cales. Mais heureusement, ça c'est passé et je suis très heureux d'être à Lisbonne, la porte du Nouveau monde.
C'est une très grande ville. Au bord du Tage, il y a la grande tour de Bélem qui défendait la ville. C'est de là que tant d'explorateurs sont partis découvrir le nouveau monde. Et depuis, c'est le port principal pour rejoindre les Amériques. Car il y en deux…
Je me demande d'ailleurs si on n'aurait pas mieux fait de partir à New York. Il paraît que des juifs ont fait fortune là-bas.

Aujourd'hui, j'ai fait tout seul une grande promenade. C'est une drôle de ville : ça n'arrête pas de monter. Il y a des dizaines d'escaliers. On a l'impression qu'on en monte plus qu'on en descend : la ville est bâtie sur sept collines.
Les maisons ont souvent des façades très colorées faites de carreaux de céramique bleue, les azulejos. C'est très joli quand le soleil brille dessus.
J'ai fait aussi ma première ballade en tramway pour aller sur la colline qui domine la ville, dans le quartier de l'Alfama. C'est un vieux quartier tès charmant. Le soir, dans les bars, des guitaristes accompagnent des femmes et des hommes gens qui chantent des chansons très tristes qui me rappellent les piyotims. Ils appellent leur musique : le fado. C'est très beau et triste. J'ai pleuré en pensant à nous, qui avons dû nous séparer… J'ai regretté d'être parti… Mais je ne vais pas revenir en arrière.
Je t'embrasse tendrement.
David


30 septembre 1904

Ma chère Reina,
Il y a déjà deux semaines que nous sommes à Lisbonne. Nous allons tous les jours au port pour nous renseigner.
Nous avons appris qu'un bateau allait partir pour Bélem dans trois jours, mais nous n'arrivions pas à voir le capitaine.
Aujourd'hui, on l'a enfin vu, il nous a dit qu'il pourrait nous embarquer au prix passager. Nous dormirons dans une cabine commune et pas dans la cale. Bien sûr, c'est plus cher, mais si nous restons encore ici, le peu d'argent qui me reste va être dilapidé.
Avec Albert, on doit lui donner la réponse demain et on partirait après-demain.

Ma prochaine lettre, si Dieu veut, te parviendra du Brésil. Pense à moi très fort. J'ai besoin de ton soutien moral pour tout ce qui va m'arriver. J'ai un peu peur quand même. Depuis que je suis parti de Rabat, cette peur ne m'a pas quitté. En plus du doute… Ai-je bien fait de prendre cette décision, je ne sais plus… Et puis ce long voyage sur la mer me fait peur. Déjà dans le bateau de Lisbonne, je croyais mourir dans cette mer remuante où on sent bien qu'on n'est pas grand-chose. Une vague un peu plus forte nous renverrait tous à Dieu.
Je ne veux pas t'inquiéter mais t'écrire me rapproche de toi et je n'ai personne à qui confier mes faiblesses.
Ce que je fais, je le fais pour nous. Et j'espère bien revenir auprès de toi après avoir gagné assez d'argent pour vivre tranquille.
Je t'aime.
David.


28 octobre 1904


Ma chère Reina
Je suis enfin dans le nouveau monde. J'espère que cette lettre ne mettra pas des mois à te parvenir. Je devine que tu dois t'inquiéter. De Lisbonne, on a donc embarqué sur ce bateau qui fait du commerce entre l'Europe et l'Amérique. La traversée de l'Atlantique que je craignais s'est bien passée. Au bout de dix jours, on a fait escale dans l'île de Madère mais on n'est pas descendu du bateau.

Dans le bateau, j'ai rêvé plusieurs fois de toi… Tu avais ton sourire si doux, incomparable, qui m'encourageait.
Au bout de vingt longs jours, on a quitté l'Océan Atlantique, le bateau a pénétré dans un estuaire si large qu'on ne distinguait pas les côtes. Seules les eaux un peu boueuses indiquaient qu'on n'était plus dans l'océan.
Le rio Para est un fleuve aux méandres innombrables et de marécages. Il est couvert de centaines d'îles de toutes dimensions, et de masses d'herbes flottantes...

Plus on approchait de Bélem, plus le fleuve était sillonné par des centaines de petits bateaux larges, très bas sur l'eau, quelques uns couverts étaient couverts à l'arrière d'espèces de coques qui formaient des toits arrondis. Il y vivent dessus en familles.
On a vu aussi des bateaux beaucoup plus grands avec des cargaisons de bois. Les immenses forêts qu'on voit le long du rio Para fournissent toutes sortes de bois précieux. Quel plaisir de voir enfin le grand Forte do Castelo qui domine l'entrée du port. Du bateau on commençait à voir les quais bordés de pilotis, de pontons en bois, et les chalutiers colorés.
Quand enfin on a été à terre, ça m'a fait tout drôle après trois semaines de bateau. J'avais l'impression - et je l'ai encore - que le sol bougeait. Comme quoi on s'habitue à tout, même moi qui n'étais jamais monté sur un bateau de ma vie, j'ai l'impression maintenant d'être un marin et je regrette presque encore de ne plus voir tout autour de moi la plénitude bleue. Enfin, un cousin d'Albert était là, heureusement. On était tout perdus au milieu de milliers de gens qui couraient dans tous les sens. On ne savait pas où aller. On s'est laissés entraîner par la foule. Heureusement, on a rencontré Gilbert qui nous emmené chez son père. Il nous a bien accueilli dans sa boutique où il vend des tissus. On est restés avec lui jusqu'au soir. Il nous a conduits ensuite chez un cousin à lui qui pourrait nous loger.
C'est de là que je t'écris. A partir de demain, on doit chercher du travail.
Je t'écrirai très bientôt. Je sais qu'il va falloir un mois au moins pour que cette lettre te parvienne. Je t'embrasse tendrement. Je pense sans cesse à toi et à notre fils qui j'espère va bien. Embrasse toute famille pour moi.
David